Arcangelo - Handel Brockes-Passion - Res Musica
Dans un ouvrage qui présente Haendel dans un genre que l’on associe plus volontiers à son exact contemporain Johann Sebastian Bach, Jonathan Cohen et l’ensemble Arcangelo rappellent que le « cher Saxon » n’est pas, dans le genre de l’oratorio, uniquement l’inventeur de l’oratorio anglais. Une version à découvrir absolument.
Moins connue et moins théâtrale que les grandes Passions de Jean-Sébastien Bach, la Brockes-Passion de Haendel n’en est pas moins un ouvrage digne d’intérêt. Il est d’ailleurs étonnant que les labels discographiques aient mis autant de temps à s’y intéresser. Premier enregistrement mondial en 1967, mais pas moins de trois versions en 2019, juste avant cette proposition fort bienvenue. Il s’agit, avec cette partition sans doute composée en 1716, d’une des nombreuses mises en musique du texte de l’écrivain Barthold Heinrich Brockes (1680-1747), que Haendel avait très vraisemblablement fréquenté lors des années d’étude de Brockes à Halle, puis plus tard à Hambourg. On sait que le même texte fut mis en musique par une douzaine de compositeurs, dont tout d’abord Reinhard Keiser à Hambourg en 1712 puis en 1713, sur un texte modifié, ensuite Telemann à Francfort en 1716, Mattheson de nouveau à Hambourg en 1718. On ignore les circonstances pour lesquelles Haendel, définitivement établi à Londres depuis 1712, avait répondu à une commande émanant une fois encore de la ville de Hambourg.
Les différences très marquées entre cette pièce de Haendel et les Passions de Bach s’expliquent tout d’abord par la spécificité du livret de Brockes, très influencé par le courant piétiste qui traversait alors l’Allemagne. Contrairement aux œuvres plus liturgiques de Bach, dont le texte suit d’assez près celui de chacun des Évangiles, les paroles mises en musique par Haendel se lisent comme une paraphrase très libre du récit de la Passion, assemblée à partir des quatre Évangiles complétés de nombreuses réflexions contemplatives confiées à divers personnages allégoriques, comme la fille de Sion ou les Âmes fidèles. Si le riche tissu métaphorique que constitue le texte de Brockes se prête idéalement à l’expression des passions de l’âme, en conformité avec la « grammaire » musicale en vogue dans les premières décennies du XVIIIᵉ siècle, les temps forts de cet ouvrage, qui contrairement aux œuvres de Bach privilégie l’aria au détriment du récitatif, n’en sont pas moins constitués des airs confiés aux véritables acteurs du drame. Le remords de Pierre, la culpabilité de Judas, les adieux de Jésus à Marie sont autant de prétextes à des scènes qui ne dépareraient pas les opéras ou oratorios dramatiques dont Haendel s’était déjà fait, ou allait se faire, une spécialité. Pour preuve, de nombreux airs de la Brockes-Passion ont été repris peu de temps après pour l’un des premiers oratorios de Haendel, Esther, dans la version donnée à Londres en 1718.
L’interprétation proposée par l’ensemble Arcangelo pour cet enregistrement est de toute beauté, et l’on ne sait s’il faut davantage louer la cohésion et la précision du chœur – fait d’un ensemble de solistes prestigieux triés sur le volet – la richesse envoûtante du continuo, ou la direction à la fois lyrique et dramatique de Jonathan Cohen. Sandrine Piau, comme à son accoutumée, illumine de sa présence les interventions de la Fille de Sion, et Stuart Jackson est un Évangéliste dans la grande tradition des ténors anglais au timbre dit « blanc », promis à chanter autant Bach ou Haendel que les grands ouvrages de Britten et autres compositeurs anglais du XXᵉ siècle. Le jeune baryton Konstantin Krimmel est un Jésus attachant, émouvant et aux accents pleins de sincérité, dépourvus du maniérisme dont d’autres interprètes ont avant lui, chez Bach, paré le personnage. Devant l’importance des rôles dévolus aux autres personnages, on s’étonne que l’habillage de l’album n’ait pas affiché les autres solistes de manière aussi prééminente. Mary Bevan en Marie et Matthew Long en Pierre, par exemple, auraient assurément mérité d’être davantage mis en avant, autant pour leur prestance vocale que pour leur engagement dramatique.
Il s’agit, on l’aura compris, d’un album qui comptera beaucoup pour rappeler que, dans le genre de la Passion germanique auquel il est relativement peu associé, Haendel est également un compositeur majeur. Cette version n’aura aucun mal à se hisser au sommet d’une discographie étonnamment peu abondante.