Patricia Kopatchinskaja - Schoenberg: Pierrot lunaire - Le Monde
La violoniste Patricia Kopatchinskaja dans un corps-à-corps vampirisant avec le « Pierrot lunaire »
L’artiste abandonne son instrument pour livrer, vocalement, une interprétation sans égale de l’œuvre-phare de Schönberg dans un disque à vocation panoramique.
Aux quatre cordes du violon qui, tendues à l’extrême, lui permettent habituellement de jouer les funambules dans des programmes conçus avec un incroyable goût du risque, Patricia Kopatchinskaja vient d’ajouter celle d’un arc vocal dont on ne soupçonnait pas l’existence dans son atelier d’interprète polyvalente. Pourtant, son désir de sortir du cénacle instrumental du Pierrot lunaire (1912), l’œuvre la plus célèbre d’Arnold Schönberg (1874-1951), pour s’emparer du « rôle-titre » ne date pas d’hier.
Contrainte, pour cause de tendinite, à réduire considérablement sa pratique du violon en 2015, « PatKop » – comme l’artiste se plaît à se présenter quand elle investit le domaine de la création – a travaillé la partie soliste du Pierrot lunaire avec une coach vocale au rayonnement international et en a tiré un disque, paru vendredi 9 avril. Une initiative qui, selon le livret de cet album richement documenté, prolonge l’attirance pour l’école de Vienne, qui avait valu à « la jeune vampire moldave » de s’abreuver, derrière le rideau de fer, de liberté et d’atonalité.
A l’écoute de l’interprétation hallucinante de Patricia Kopatchinskaja, c’est l’auditeur qui se sent vampirisé. La nouvelle « voix » du Pierrot lunaire extirpe rapidement du flux de sa mémoire toutes celles, opérantes ou non, qu’il a conservées après de multiples absorptions du « tube » de Schönberg. Toutefois, si la vocaliste inattendue invalide les comparaisons avec les interprètes qui l’ont précédée sur le terrain toujours à défricher du sprechgesang, ce « chanté-parlé » modulable à chaque mot, elle n’évacue pas les références. De la déclamation propre aux diseuses de cabarets en vogue à Berlin (où l’œuvre a été créée par une ancienne actrice, Albertine Zehme, en 1912) à l’atmosphère sulfureuse de la Vienne d’avant la première guerre mondiale (où résidait Schönberg).
Dès le premier des vingt et un poèmes d’Albert Giraud (1860-1929) mis en musique à partir d’une traduction allemande assez libre, l’interprétation semble à nulle autre pareille. On ne s’imagine pas dans un « caf’ conc’ » germanique, mais dans la roulotte d’une voyante qui met en relation avec l’au-delà. Pierrot peut également être « vu » comme un Petit Prince terrifiant dont la planète serait circonscrite par les cinq instrumentistes.
La troisième miniature du cycle, Pierrot dandy, donne la mesure de l’accomplissement artistique de Patricia Kopatchinskaja. Derrière chaque fragment de mot, elle révèle un phonème, une exclamation, un son bruité qui fait d’Arnold Schönberg un précurseur de Luciano Berio (1925-2003) et du Pierrot lunaire un antécédent de la Sequenza III pour voix féminine composée par l’avant-gardiste italien en 1966. Stupéfiant. Tout comme la pertinence de ses choix au regard du texte. « Comme un crachat sanguinolent/De la bouche d’un phtisique/Il tombe de cette musique/Un charme morbide et dolent », écrit Albert Giraud en amorce du « trip » que constitue Valse de Chopin, le cinquième poème.
Ménagerie humaine
C’est exactement ce que produit Patricia Kopatchinskaja. Pour incarner les différents personnages, la soliste ne change pas de costume mais de corps. Corps sonores, bien sûr, dont le défilé confine à celui d’une ménagerie humaine. Coincée dans un antre guttural dont elle peine à s’extraire ou dans une projection aiguë où elle finit par s’étrangler, la voix illustre partout la difficulté de l’émission, de l’expression, de ce corps-à-corps permanent que Patricia Kopatchinskaja entreprend avec la poésie du Pierrot lunaire pour atteindre une qualité de renouvellement assez extraordinaire, parfois comme un ventriloque inquiétant.
La seconde partie du disque constitue bien plus qu’un complément de programme, en proposant un panorama de la musique viennoise de l’époque
Ses accompagnateurs sont aussi doués qu’elle pour la mystification. Ainsi, le clarinettiste Reto Bieri, qui s’autorise des inflexions klezmers sous l’égide d’une bien nommée Parodie. Aussi originale que cette approche du Pierrot lunaire, la seconde partie du disque constitue bien plus qu’un complément de programme. Revenue à sa place de violoniste, Patricia Kopatchinskaja élargit la perception de l’œuvre-phare en proposant un panorama de la musique viennoise de l’époque. Elégante à souhait, la célèbre Valse de l’empereur (1889), de Johann Strauss fils (dans un arrangement de Schönberg), ouvre la rétrospective sous la conduite d’un archet qui, comme toujours avec la Moldave exilée en Suisse, ne caresse pas la musique dans le sens du poil mais la restitue à tous crins.
Même sensation d’intégrité avec la Fantaisie (1949), de Schönberg, pour violon et piano, et avec les Quatre pièces (1910), d’Anton Webern (1883-1945), pour un semblable duo, dotées d’une émouvante fragilité humaine. Retour au cabaret, enfin, avec la Marche miniature viennoise, de Fritz Kreisler (1875-1962), non plus subversif comme avec le Pierrot lunaire, mais bon enfant, au point que l’auditeur s’y voit lever son verre à la santé des interprètes en disant : « Prost Kop ! »