Kerson Leong - Ysaÿe: Six Sonatas for Solo Violin - Crescendo
Son : 9 Notice : 9 Répertoire : 10 Interprétation : 9
Artiste associé de la Chapelle Musicale Reine Elisabeth, où son mentor a été Augustin Dumay, le jeune violoniste canadien Kerson Leong a été lauréat de plusieurs récompenses dont le Premier Prix du Concours Menuhin d’Oslo, obtenu à l’âge de 13 ans en 2010. Ce virtuose est devenu artiste en résidence à Montréal auprès de Yannick Nézet-Seguin, après sa présence en festivals ou dans des concerts avec orchestre. Le compositeur britannique John Rutter (°1945) a écrit une œuvre à son intention, Visions, qui a fait l’objet d’un enregistrement par l’Aurora Chamber Orchestra dirigé par Rutter lui-même (Collegium). Pour Analekta, il a proposé un programme Brahms/Medtner/Bartok avec le pianiste Philip Chiu, lui aussi canadien. La gravure pour Alpha des Six Sonates pour violon d’Ysaÿe s’est imposée à Kerson Leong pour deux raisons dont il s’explique dans la notice du CD qu’il signe : tout d’abord, le naturel et la force du langage musical. Pour Leong, ces pages sont solidement enracinées dans le passé, de manière même que Bach aurait pu connaître, et pourtant elles paraissent particulièrement fraîches et pertinentes à l’époque actuelle. L’autre raison de ce projet est que la substance et la densité émotionnelle présentes tout du long nous donnent l’impression de nous immiscer dans les pensées les plus intimes d’Ysaÿe.
Les versions des six sonates qu’Eugène Ysaÿe aurait esquissées en vingt-quatre heures à peine lors d’un été au Zoute en 1923, puis revues à court terme avant publication en 1924, sont nombreuses, de Gidon Kremer au récent Noé Inui (notre article en ces pages en novembre 2019), en passant par Tedi Papavrami, Lydia Morkovitch, Thomas Zehetmair, Olga Guy, Martin Reimann, Tianja Wang, etc. La liste est de qualité car la richesse du message artistique laissée par le compositeur est telle qu’elle invite souvent les artistes à se transcender. C’est encore le cas pour Kerson Leong, qui bénéficie de la sonorité chaleureuse et du caractère de son Guarneri del Gesù de 1741 prêté par Canimex Inc., à Drummondville au Québec. Le soliste rappelle à quel point le jeu « moderne » d’Ysaÿe a eu une influence sur la pratique du violon depuis lors. L’hommage qu’il lui rend ici est à la fois sobre et passionné, pris dans un tempo assez large, dont la respiration intérieure semble être l’une des caractéristiques fondamentales. On lira les quelques considérations émises par Kerson Leong pour chacune des sonates ; elles révèlent le respect infini qu’il voue à ces six moments exceptionnels.
Ce qui domine dans l’interprétation de Kerson Leong, c’est un lyrisme, parfois éperdu, nourri d’une expressivité contenue mais incarnée. La générosité du geste apparaît dès le Lento assai de la Sonate n° 1, un geste dont l’élégance va se prolonger dans une intensité de plus en plus éloquente jusqu’à la fougue terminale de l’Allegro fermo. Ysaÿe a dédié chaque sonate à d’immenses violonistes de son temps. Après Joseph Szigeti dans la Première, Jacques Thibaud est mis en évidence dans la Deuxième, avec ces citations d’un Prélude de Bach et le climat général que Kerson Leong décrit comme un tableau sardonique et macabre, dont il esquisse tout le côté mystérieux presque en état de résignation. La Troisième, dédiée à Enesco en un mouvement tendu comme un arc, et dont Oïstrakh a laissé de sublimes souvenirs, est magnifique sous l’archet de Kerson Leong, qui en traduit avec brio les accords arpégés. Pour Fritz Kreisler, dans la Quatrième, la chaleur et la fantaisie sensuelle dominent, rappelant la capacité de ce Viennois de légende à briller de mille feux. Leong lui emboîte le pas, avec un panache assumé. Quant à la Cinquième, dédiée à Mathieu Crickboom, qui fut le premier élève d’Ysaÿe à recevoir un Premier Prix dans sa classe du Conservatoire de Bruxelles, avant d’être incorporé au Quatuor Ysaÿe en 1889, participant ainsi à la création du Quatuor de Franck, c’est un moment de joie purement champêtre, avec des éclats ensoleillés au cours desquels Leong s’enivre de rythmes enlevés. Le tout s’achève par la Sixième offerte à Manuel Quiroga, un ami de Granados qui bénéficiait à l’époque d’une renommée mondiale et avait aussi fréquenté Ysaÿe. La générosité espagnole y est magnifiée, avec une allusion dansée à la habanera et une vibrante conclusion.
Avec cette gravure réalisée en octobre et en novembre 2019 au Domaine Forget à St-Irénée au Québec, Kerson Leong se place aisément parmi les plus belles versions récentes de ces pages inépuisables imaginées par le génie d’Eugène Ysaÿe. Il ajoute à sa conception noble et techniquement emballante une hauteur de vue ciselée qui sert à merveille ces six sonates pour violon, qui ont marqué d’un sceau indélébile l’histoire du violon.