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Justin Taylor - La famille Rameau - Le Figaro

Coup de coeur de la semaine 

L'histoire de la musique a associé à tout jamais au nom de Rameau le prénom de Jean-Philippe. Mais que sait-on de la famille et des héritiers, pas seulement spirituels, de celui que d'aucuns considèrent à juste titre comme l'un des pères fondateurs de l'harmonie et de l'orchestration à la française? Bien sûr on le connaît LUI. L'antithèse du MOI du célèbre Neveu de Rameau de Diderot. LUI, selon le philosophe, si infatué de sa propre personne et de son génie que le père de l'Encyclopédie n'hésite pas à lui faire dire qu'il a «composé des pièces de clavecin que personne ne joue, mais qui seront peut-être les seules qui passeront à la postérité...» Le présent, marqué par l'ombre écrasante de l'oncle Jean- Philippe, fut sans doute bien cruel à ce neveu de Rameau. Au point que celui-ci, on le sait, se sentait obligé de signer ses œuvres «Rameau le neveu.» Oubliant son propre prénom, Jean-François. Cruel, l'avenir le sera bien plus encore. Car loin d'être passée à la postérité, son œuvre de compositeur a tout bonnement été rayée de la mémoire. Comme des archives : aucune pièce (ou presque, en tout cas aucune susceptible d'éveiller l'intérêt des clavecinistes), ne semble avoir été conservée. En fin de compte, Jean-François Rameau n'existe plus aujourd'hui que grâce à l'œuvre satirique de Diderot. Une existence allégorique, victoire du philosophe sur son contradicteur... Son prénom, au moins, aura survécu dans l'imaginaire français. Ce n'est pas le cas de l'autre neveu de Rameau, Lazare. Fils d'un second mariage du frère de Jean- Philippe, il fut lui aussi organiste et compositeur. Et publia en 1788 trois sonates qui pourraient presque faire office de testament du clavecin français, avant que ce dernier soit brûlé sur l'autel de la Révolution française comme emblème de l'Ancien Régime. Témoin ce Rondo grazioso à la suprême élégance, tiré de sa première sonate, que le jeune claveciniste Justin Taylor a choisi d'exhumer sur son dernier album. Sorti vendredi, ce dernier se consacre exclusivement à la «famille Rameau.» Une famille au sens large. Qui inclut aussi bien le fils du compositeur des Indes Galantes, Claude- François, qui dans sa première suite rend un hommage enlevé et virtuose à une autre famille bien connue du claveciniste (la famille Forqueray, auquel il consacrait un album chez Alpha il y a cinq ans), que son plus jeune frère, Claude. Venu au monde six ans après Jean-Philippe, ce dernier, organiste dijonnais, a survécu dans une cantatile pleine de pittoresque (Le buveur amoureux, tout un programme), dont Justin Taylor a extrait un charmant menuet «barosais» en référence aux vignerons de Bourgogne. Naturellement, le cœur du disque demeure l'œuvre pour clavecin de Jean-Philippe Rameau, dont les pièces à succès que sont La Poule, Le Rappel des oiseaux, L'Égyptienne, Les Cyclopes ou encore, dans un tout autre registre, la sarabande méditative et d'une profonde mélancolie de la nouvelle suite en la, rappellent sans le moindre doute possible la supériorité de son génie mélodique et de son imagination féconde sur le reste de sa famille. Sur le remarquable clavecin lyonnais début XVIIIe du Château d'Assas, Justin Taylor confère à ces miniatures une multitude de couleurs et des nuances délicatement ciselées, qui en rehaussent la subtile harmonie tout en en exaltant l'inventivité. Autant de qualités auxquelles les contemporains du plus célèbre des Rameau, comme ses lointains successeurs, ne sauront rester insensibles. C'est ce qu'a également voulu rappeler l'interprète, en convoquant deux œuvres «hommages»: des variations pour clavecin de 1770 de Jean-François Tapray, autour du fameux thème des Sauvages (occasion de se souvenir que celui-ci n'est pas né avec les Indes Galantes mais dix années plus tôt, alors que Rameau assistait à un spectacle de foire mettant en scène deux Iroquois). Et enfin, bien plus proche de nous, l'Hommage à Rameau des Images de Debussy, pour lequel Taylor a fait le choix du son ouaté, parfois à la limite de l'étouffement mais à l'indéniable poésie, d'un piano Érard de 1891 conservé au Musée de la musique à Paris.

Le Figaro
12 April 2021