Trevor Pinnock and RAM - Bach: Goldberg Variations - Crescendo
Son : 10 – Livret : 9 – Répertoire : 9 – Interprétation : 9
Dimitri Sitkovetsky (Nonesuch, 1995), Bernard Labadie & Les Violons du Roy (Dorian, 2000), le Trio Zimmermann (Bis, 2019) : voici quelques instances de l’attrait exercé par les Variations Goldberg sur les interprètes, qui les adaptent à leur usage. Universal Edition propose à son catalogue l’arrangement par le compositeur chinois Julian Yu. Une discipline éprouvée, puisque Schoenberg, Webern, Elgar, s’étaient penchés sur quelques autres opus de Bach, sans compter les orchestrations de Leopold Stokowski.
Dans l’avant-propos de la notice, le Professeur Jonathan Freeman-Attwood (Principal de la Royal Academy of Music et producteur de ce disque) se souvient d’avoir découvert en 2002 l’arrangement de Józef Koffler, qui s’est imposé voilà trois ans dans un projet institutionnel (Music in exile : revival and restoration) du Artists of the Royal Conservatory. Son Directeur artistique, Simon Wynberg, nous rappelle aussi le peu d’enregistrements (Wanda Landowska) à l’époque de cette transcription, datée de 1938.
Koffler naquit à Stryï, dans l’Empire austro-hongrois, étudia à Vienne où il présenta une thèse sur les couleurs orchestrales dans les pages symphoniques de Felix Mendelssohn. En 1924, le Conservatoire de Lviv lui confia des classes d’écriture, de théorie musicale, puis d’harmonie et d’atonalité (sic). Il succomba en effet au dodécaphonisme dans ses propres créations, à la proue de l’avant-garde polonaise, malgré la frilosité du public de son pays ; c’est ailleurs en Europe (Londres, Amsterdam) qu’il se fit reconnaitre. L’annexion soviétique de 1939 entraîna sa condamnation artistique pour « formalisme », incita son désaveu du sérialisme et sa concession à la musique de propagande. En 1941, l’invasion menée par Hitler entraîna l’exil de Koffler dans un ghetto près de Cracovie ; lui et sa famille purent échapper au camp d’extermination, recueillis par un de ses anciens élèves. Mais il furent arrêtés et assassinés par la Gestapo. Nombre de ses œuvres disparurent. Son manuscrit des Goldberg ne fut redécouvert qu’en 1993. Ce ne fut pas sa seule incursion dans le champ baroque, puisqu’il laissa aussi une Suite d’après le Petit Livre d’Anna Magdalena, et un recueil d’après la Passacaille de Haendel.
Cette mouture relève de la veine néoclassique plutôt que d’un essai de transposition authentique. Sans engager une analyse esthétique, citons en exemple ces pizzicati qui semblent plutôt exogènes à l’auteur des Concertos Brandebourgeois. Au demeurant, l’écriture se contente d’une sobre ornementation qui ne singe pas l’original pour clavecin. Les trilles s’intègrent très harmonieusement aux phrases. Au-delà d’un pastiche, elle invente son propre langage, comme le Pulcinella de Stravinsky, les Antiche danze ed arie de Respighi, ou la Tanzsuite d’après Couperin de Richard Strauss, et pose les mêmes questions de diégèse. Qui sont celles de l’interprète : tenter de retrouver le propre style de Bach derrière la nouvelle parure, ou alors celui de la transcription, tributaire de l’idiome des années 1930 ? Voire actualiser ces strates dans le temps de l’exécution. Car on imagine que l’instrumentation de Koffler n’aurait pas été jouée en 1940 comme elle l’est aujourd’hui, pour nos oreilles éveillées au HIP. Trevor Pinnock tranche astucieusement le dilemme : « nous devons être fidèle à Koffler, autant qu’à Bach et à nous-mêmes ».
Cette prétention syncrétique invite à apprécier le résultat global, le « produit fini » que nous livre ce CD. On trouvera assez lourds l’aria initiale, et les passages ripieno, où la sauce romantique (celle qu’on prête à la transcription) nous est grassement rendue, sur un ton d’élégance compassée. Hormis ces quelques moments sirupeux, décevants au premier abord, on se laisse conquérir par la volubilité (la variation 20), la nette articulation (le contrepoint serré de la primesautière variation 8 ; le Quodlibet), envahir par l’habileté de l’habillage, et sa réelle poésie. Ainsi le Canone alla terza étiolé pour quelques archets en sourdine. Ou la délicieuse flûte dans la variation 13, le hautbois dans le Canone alla quinta traité en trio. Et au sommet, la plaintive variation 25, la plus longue du lot, où la « suspension consentie de l'incrédulité » (comme on dit en narratologie) nous entraîne dans son rêve, au-delà des jeux de miroir de l’exercice.
Malgré l’enveloppe passagèrement épaisse, inhérente à l’œuvre, saluons la finesse, la fluidité, la chaleur de la quinzaine de cordes. Et bien sûr la dextérité des souffleurs, que l’on entend en quatuor dans la Fughetta pour bois seuls : basson (Ryan Delgado Barreiro), cor anglais (Francesca Cox), hautbois (Katherine Breyer), et flûte (Jack Reddick). L’orchestre conjoint les forces de la Royal Academy of Music et des invités de la Glenn Gould School de Toronto. Quand on songe aux témoignages légendaires du pianiste canadien dans le BWV 988, le hasard est heureux. Les musiciens, plutôt des jeunes gens, ont répété en début d’année 2019, avant les sessions captées dans l’excellente acoustique de Snape Maltings. La préparation se montre fructueuse : guidée par le vieux sage, fondateur du English Concert, qui avait déjà gravé les Goldberg en 1980 à Paris, l’équipe nous propose une lecture virtuose, suggestive et attachante. Sans la moindre crispation, le monument de la littérature pour clavier ainsi revisité coule avec élégance, en toute simplicité et convivialité.